UNE DROGUE DURE LA TELE ?
Alors que Mullholand, McLuhan et Krugman démontrent
que le tube cathodique a une influence sur le cerveau humain,
les deux chercheurs américains Robert Kubey et Mihaly
Csikszentmihalyi vont encore plus loin dans leur article «
Television addiction is no mere metaphor » paru dans
la revue Scientific American en février 2002.
Dans le monde industrialisé nord-américain principalement,
l’individu moyen consacre environ trois heures par jour
à regarder la télévision, soit la moitié
de son temps libre, le reste étant consacré
au travail et au sommeil. A ce rythme, une personne vivant
jusqu’à 75 ans passerait une dizaine d’années
devant le petit écran. La question est de savoir :
« Pourquoi passe-t-on autant de temps devant le petit
écran ? ».
Pour Kubey et Csikszentmihalyi, le téléspectateur
assidu entretient souvent une relation amour-haine avec la
télévision. Selon des sondages Gallup, conduit
en 1992 et 1999, deux adultes sur cinq et sept adolescents
sur dix affirment qu’ils passent trop de temps devant
le poste. Kubey et Csikszentmihalyi ne soutiennent toutefois
pas que regarder la télévision est forcément
néfaste. La télévision, disent-ils, peut
distraire, amuser, instruire. Le problème survient
lorsque l’on se rend compte qu’on ne devrait pas
autant la regarder sans pour autant être capable de
réduire notre temps d’écoute. Mais alors,
qu’est-ce qui peut bien « forcer » les gens
à la regarder?
La télévision décortiquée
Pour le savoir, Kubey et Csikszentmihalyi ont conduit des
études auprès de citoyens triés sur le
tas. Des participants, dans leur environnement naturel, c’est-à-dire
dans leur vie de tous les jours, étaient munis de téléavertisseurs
et recevaient, de façon aléatoire, des signaux
de six à huit fois par jour tout au long de la semaine.
A chaque signal, ils devaient inscrire dans une grille standardisée
ce qu’ils faisaient et comment ils se sentaient.
Les personnes qui regardaient la télévision
lorsque leur beeper sonnait se disaient détendues et
passives. C’est qu’aussitôt le bouton «
power » de leur téléviseur enfoncé,
les téléspectateurs ont rapporté s’être
sentis davantage relaxé. Et comme ce sentiment se manifeste
rapidement, les téléspectateurs ont tendance
à associer « télévision »
avec « relaxation ». Cette association est renforcée
de façon positive lorsque le téléspectateur
demeure détendu tout au long de l’exercice télévisuel,
mais devient négative lorsque le téléspectateur
éteint l’appareil et qu’il se retrouve
en déficit de stimulus, donc plus tendu.
Et c’est ici que Kubey et Csikszentmihalyi font le lien
drogue-télévision. Les drogues qui créent
une dépendance fonctionnent un peu de la même
façon. Un tranquillisant dont l’effet s’estompe
rapidement (comme un téléviseur qu’on
éteint) présente davantage un risque de dépendance
parce que l’usager est conscient de l’estompement.
De la même façon, le téléspectateur
qui a le sentiment d’être moins détendu
une fois son téléviseur éteint aura tendance
à regarder plus la télé pour tenter de
retrouver cet état de mieux-être.
On dit de quelqu’un qu’il est dépendant
d’une substance s’il passe beaucoup de temps sous
son influence, s’il l’utilise d’avantage
qu’il en a l’intention, s’il pense souvent
et tente à plusieurs reprises d’en réduite
la consommation, s’il sacrifie des activités
familiales, sociales ou reliées au travail pour s’adonner
à son usage, ou s’il subit des symptômes
de retrait lorsqu’il cesse de s’en servir. Pour
Kubey et Csikszentmihalyi, les gens qui regardent beaucoup
la télévision répondent à tous
ses critères.
La mécanique de « l’addiction »
Pourquoi est-il si difficile de détacher son regard
d’un téléviseur en marche ? Comment expliquer
l’attrait qu’exercent sur nous les images télévisuelles
?
Pour Kubey et Csikszentmihalyi, la responsabilité incombe
à notre « réponse d’orientation
» face à un stimulus nouveau ou soudain. Ce mécanisme,
partie intégrante de notre bagage génétique,
nous permet de détecter rapidement les mouvements et
de réagir en conséquence lorsque ceux-ci se
manifestent.
Ivan Pavlov fut le premier à décrire cette réponse
dérivée de l’avantage évolutif
qu’est la réponse d’orientation : le rythme
cardiaque ralentit, le flot sanguin vers les muscles diminue,
celui vers le cerveau augmente. Pendant quelques secondes,
le cerveau tente d’en savoir plus alors que le reste
du corps attend. Tous nos sens sont aiguisés, parés
à toute éventualité. Au moindre mouvement,
on se protège ou on bondit.
Dans notre monde industrialisé,
ce mécanisme sert davantage à nous aider lorsque
l’on conduit une voiture plutôt qu’à
nous défendre contre les prédateurs. Sauf que
des recherches ont démontré que le format des
émissions de télévision, les coupures
rapides, les zooms, les changements de plans, les bruits soudains,
activent cette réponse d’orientation. De là,
cette difficulté de détacher notre regard du
petit écran. Dans les publicités, les vidéoclips,
les films ou les séries, les changements soudains se
suivent à un rythme pouvant souvent atteindre jusqu’à
un par seconde, activant ainsi la réponse d’orientation
de manière continuelle. Lequel d’entre-nous ne
s’est t’il pas retrouvé dans un café
discutant avec des amis mais le regard sans cesse attiré
vers le poste de télévision !
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