«TV
is chewing-gum for the eyes»
Frank Lloyd Wright
Au cours de l’année 2002, le cinéaste américain
Peter Entell présente sur les écrans de Suisse Romande
un film documentaire intitulé « Le Tube ».
Dans son film, Peter Entell s’intéresse aux effets
physiologiques et psychiques de la télévision.
Il ne s’agit
pas d’étudier le contenu, les émissions de télévision,
mais bien l’objet, le poste de télévision
et son incessant rayonnement d’électrons permettant
de créer une image à l’écran. Ce documentaire
nous mène de Genève
à Boston en passant par Tokyo, avec pour question principale
et récurrente :
« Quels sont les effets du tube
cathodique sur le cerveau ? »
Au départ de ce documentaire aux allures d’enquête,
un journaliste suisse de la Télévision Suisse Romande
(TSR), Luc Mariot, s’interroge sur la fascination exercée
par le téléviseur sur sa fille âgée de
quatre ans. Pourquoi regarde-t-elle l’écran aussi fixement
? Que se passe-t-il dans son cerveau quand elle se trouve face au
poste de télévision ? Ce bombardement d’électrons
a-t-il un quelconque impact sur son organisme ?
Il décide d’enquêter. Une première recherche
le mène sur la piste d’un incident survenu au Japon
en 1997, où plus de 600 enfants sont pris d’un malaise
à la suite de la diffusion d’un épisode du
dessin animé les « Pokemon
». Une succession d’images stroboscopiques est à
l’origine d’une crise collective d’épilepsie
photosensible. Pour en savoir plus, le journaliste se rend à
la chaîne de télévision TV Tokyo,
qui a diffusé l’épisode incriminé. Là,
il apprend que les stimulations lumineuses du petit écran
peuvent provoquer ce type de crise.
Cet indice constitue le premier élément d’un
jeu de piste qui va le mener autour du monde. Une quête
qui fera voyager le spectateur de ville en ville, de publicitaire
en chercheur d’université, le propos se creuse et
de nombreuses questions émergent.
Au cours du film, le journaliste Luc Mariot rencontre quatre chercheurs
ayant travaillé sur le sujet, chacun sous un angle différent,
et ayant tous aboutit au même résultat.
Le premier scientifique rencontré est un neurologue américain
du nom de Thomas Mulholland. Ses recherches, effectuées dans
les années soixante, portent sur le comportement des enfants
devant la télévision. A l’aide d’un électroencéphalogramme
(EEG), il décide de mesurer
l’activité du cerveau d’enfants regardant la
télévision. Mulholland part de l’hypothèse
que regarder la télévision est une activité,
il s’attend alors à ce que son EEG enregistre des ondes
bêta lorsque ses « cobayes » regardent la
télévision. Or lorsqu’il effectue son expérience,
les ondes qui se dessinent sur l’écran de son EEG sont
des ondes alpha. Le cerveau génère des ondes alpha
lorsque l’être humain ne fait rien, moins le cerveau
travaille plus on produit ce type d’onde. Lorsque l’on
fixe son attention, il n’y a plus d’ondes alpha. Le
docteur Mulholland révèle à travers ses expériences
que toute personne regardant un téléviseur produit
des ondes alpha, ce qui signale une légère léthargie
du cerveau. Un pas de plus est franchi, la télévision
provoque un état de somnolence proche de celui de l’hypnose.
Au début des années soixante et encore aujourd’hui,
l’opinion générale est que l’effet de
la télévision sur l’être humain dépend
surtout du contenu. Le sociologue canadien Marshall McLuhan démontre
le contraire dans son ouvrage « Pour
comprendre les médias »,
ainsi qu’à travers une expérience qu’il
pratique sur ses étudiants. « The Fordham Experiment
» consiste à démonter qu’un film regardé
à la télévision ou au cinéma n’est
pas perçu de la même manière. La télévision
et le cinéma ne font pas fonctionner les mêmes zones
du cerveau, ce qui implique un changement de perception ne dépendant
pas du film, du contenu, mais bien du support de diffusion. Quarante
ans après, « The
Fordham Experiment » est toujours réalisée,
sur des étudiants de l’université de Toronto,
par le fils de Marshall McLuhan, le professeur Eric McLuhan.
Le troisième scientifique rencontré se nomme Herbert
Krugman. D’abord chercheur, Herbert Krugman devient directeur
de la recherche sur l’opinion publique à la General
Electric (GE). Il est mandaté par cette dernière,
à la fin des années soixante, pour contrer les thèses
de Marshall McLuhan. Ses recherches portent d’abord sur la
relation entre les consommateurs et les medias de masse tels que
la télévision,
pour ensuite se concentrer sur la publicité
dans les médias.
Bien avant de travailler pour la General Electric, Herbert Krugman
est consultant externe pour le Bureau de la recherche dans le secteur
du renseignement au Département d’Etat américain.
Ces travaux portent sur l’infiltration du communisme
dans la société américaine, sur le lavage de
cerveau pendant la guerre de Corée dans les années
50 et sur la résistance à la propagande. Krugman fait
un lien entre les expériences de privation sensorielle pratiquées
sur les prisonniers et ses expériences sur l’impact
de la publicité à la télévision. Pour
Krugman, dans les deux cas, l’être humain ne maîtrise
plus son corps et son cerveau devient alors très malléable.
Beaucoup plus proche de nous, le dernier chercheur rencontré
se nomme Robert Kubey. Avec son collègue Mihaly Csikszentmihalhyi,
ils publient, en février 2002, un article dans lequel ils
comparent la télévision à la drogue.
Pour Kubey et Csikszentmihalhyi, la télévision crée
une dépendance qui n’est pas qualitativement différente
de celle produite par l’alcool, la cigarette ou la cocaïne.
Qui plus est, ce n’est pas tant le contenu de la programmation,
qu’il soit violent ou amoral, qui représente un danger,
c’est le médium lui-même.
Ces quatre chercheurs nord-américains, à travers leurs
expériences respectives, démontrent que la télévision
à une influence sur le cerveau humain indépendamment
de son contenu. Mais aujourd’hui encore, si on vous demande
quels sont effets de la télévision sur l’être
humain, vous n’en savez rien. En parallèle au film
« Le Tube », Peter Entell a réalisé un
sondage. Alors même que beaucoup de sondés arrivent
à exprimer leurs sensations : « devant la télévision,
on s’avachit » « l’écran est hypnotisant
» « c’est une drogue », très peu
se demandent et savent pourquoi.
Les publicistes se sont bien sûr fortement intéressés
à la question et pour cause. Si la télévision
fait tomber les barrières de l’attention, il est évident
que les messages publicitaires atteignent leurs objectifs avec un
maximum d’efficacité : le téléspectateur,
passif devant son écran, ne va opposer aucune « résistance
» au conditionnement publicitaire. Si cette remarque est valable
pour la publicité, elle l’est également pour
n’importe quel contenu et l’on peut donc se demander
si les pouvoirs politiques ont utilisé sciemment la télévision
pour faire passer leur message de propagande.
Néanmoins, dans son film Peter Entell évite de tomber
dans le piège des généralités. Il assume
du début à la fin son rôle de questionneur,
sans apporter de réponses. Si au terme du film subsiste l’impression
d’être resté sur sa faim, c’est uniquement
parce qu’il ne donne pas vraiment de réponses aux problèmes
posés. Et pour cause, « mon but n’est pas d’apporter
des preuves irréfutables sur les questions soulevées
» précise Peter Entell, mais plutôt de «
provoquer le débat sur un sujet complexe ». En ce sens,
« Le Tube » offre une image fidèle du champ de
la recherche dans ce domaine. Les diverses enquêtes menées
en science sociale sur les effets des médias, et leurs résultats
souvent contradictoires, vont bien sûr à l’encontre
d’une conclusion univoque.
|